La géographie, science des frontières, du dialogue et de la cohabitation Entretien avec Bernard Hourcade, géographe spécialiste de l’Iran (I)

A l’occasion de sa dernière conférence sur son nouveau projet de recherche intitulé "Nouvelles identités des banlieues de Téhéran " à l’IFRI, Bernard Hourcade a accordé un entretien à la Revue de Téhéran qui sera publié dans deux numéros successifs.

Afsaneh POURMAZAHERI : Pouvez-vous nous présenter votre nouveau projet de recherche sur les "Nouvelles Identités des Banlieues de Téhéran" et ses premiers résultats ?

Bernard HOURCADE : Nous venons juste de commencer nos recherches à ce sujet, il est donc encore un peu tôt pour donner des résultats... En Iran le problème qui se pose est que des gens ont une idée à priori sur ce qui se passe. Ils disent savoir certaines choses, tandis que la réalité est toute différente. Et en particulier sur les banlieues de Téhéran, qui est une question demeurant peu connue. On parle tous de Téhéran, en disant que c’est une ville gigantesque, de vingt millions d’habitants et on donne des chiffres faux, sans regarder vraiment la réalité. En ce qui concerne les banlieues… on connaît Karaj, Islâmshahr, mais on ne sait pas vraiment ce qui s’y passe en détail. Or, leur nombre d’habitants a augmenté de façon considérable. La population de Karaj, d’Islâmshahr, et de Gharchak est devenue presque aussi importante que celle de Nâiin, de Zavvâreh, ou de Sabzevâr. Ces petites villes de banlieue, il y a trente ans, sont maintenant devenues de grandes villes iraniennes. De ce fait, je pense qu’il est important de les connaître, de savoir qui habite dans ces villes et quelle est leur nouvelle identité afin de pouvoir mieux comprendre le fonctionnement de l’agglomération non seulement de la ville de Téhéran, mais également de toutes ces nouvelles grandes villes. Il faut également mentionner qu’un habitant sur trois de la région de Téhéran réside désormais dans ces banlieues. J’ai donc évoqué l’idée de "nouvelles identités" parce que ce sont des choses peu connues. Gharchak n’est pas un village, Varâmin n’est pas une petite ville et il faut tenter de saisir ces nouveaux phénomènes tels qu’ils sont et de façon plus approfondie.

A.P. : Etes-vous le premier à faire des recherches sur un tel sujet ?

Bernard HOURCADE

B.H. : Non, il y a déjà eu quelques études faites sur Karaj ou Islâmshahr, mais si vous regardez les journaux ou jetez un coup d’œil à la littérature scientifique, est-ce que vous remarquez un livre, un article sur Gharchak ? Combien de livres et d’articles y a-t-il sur Nâiin, sur Sabzevâr ? Même s’il y a des études qui sont réalisées par des Bureaux d’Ingénieur Conseil et par le Bureau de l’Urbanisme de la province de Téhéran, la connaissance qu’a le public de ces sujets est presque inexistante. Le rôle de l’universitaire est donc d’essayer d’étudier et de comprendre ces choses pour ensuite les exprimer clairement. C’est pour cela qu’avec Mohsen Habîbî qui est le doyen de la faculté d’urbanisme et d’architecture de l’Université de Téhéran ainsi qu’un ami de longue date, nous avons proposé ce programme sur lequel nous travaillons de façon conjointe.

Farzaneh POURMAZAHERI : Pourquoi avez-vous décidé de collaborer avec M. Mohsen Habîbî pour le projet de L’Atlas de Téhéran ? Aviez-vous auparavant remarqué certains manques dans les atlas déjà disponibles ?

B.H. : Une chose très importante dans mon travail en Iran, depuis que j’ai été directeur de l’IFRI de 1978 à1993, est la coopération avec l’Iran. On n’est plus au XIXe siècle ni au début du XXe siècle. Il y a en Iran des universités, des chercheurs, des professeurs, qui travaillent dans leur domaine. Certains de ces professeurs ont été formés en France, donc la communication est facile. Si on veut réaliser actuellement des études sérieuses sur l’Iran dans tous les domaines et surtout en sciences sociales, on ne peut pas travailler sans collaborer activement avec les collègues iraniens qui sont dans le vif du sujet et connaissent les choses beaucoup mieux que nous. Dans le cas contraire, c’est un petit peu comme si on voulait regarder les choses avec un seul œil ; on peut le faire, mais ce n’est pas très facile ni très riche, alors que de croiser les points de vue d’un Iranien et d’un Français permet de voir des choses qu’un iranien ne perçoit pas et que par exemple je verrai, et les choses que je ne vois pas et qu’il verra. Dans ce sens, le principe de la coopération est un principe de morale et de qualité scientifique.

Je connais Mohsen Habîbî depuis 25 ans et nous avons réalisé de nombreux projets ensemble. Quant à L’Atlas de Téhéran, Mohsen Habîbî y a travaillé pendant 10 ans. Nous avons réussi à mener à bien ce projet avec la mairie de Téhéran. Je travaille avec lui car c’est un ami et qu’il connaît beaucoup de choses. En fait, il est le meilleur spécialiste de ces questions-là en Iran. J’espère donc que l’on a pu faire un travail nouveau et novateur. L’Iran est un pays qui dispose d’un très grand nombre de statistiques et de données qui ont rarement été utilisées et analysées sur le plan géographique. Il existe en France une série d’atlas qui ont été faits pour déterminer sa situation géographique ; je me suis donc inspiré de la méthode qui avait été mise en place à Montpellier, notamment à la Maison de la Géographie de Montpellier, et l’ai appliquée à la géographie de Téhéran. A l’époque, il n’y avait aucun atlas de Téhéran réalisé selon un point de vue sociologique. Une ébauche avait été réalisée et n’avait jamais vraiment été publié qu’en 1965, je crois. Mais il n’y avait jamais eu une analyse de la société Téhéranaise, quartier par quartier pour voir qui sont les Téhéranais ou bien les gens de la banlieue de Téhéran, quel est leur âge, leur éducation, leur activité, dans quel genre de maison vivent-ils et qu’y font-ils. Tout ça est important pour connaître la ville.

A.P. : Pourquoi avoir choisi de consacrer vos recherches à l’Iran ? Avez-vous effectué des recherches sur d’autres pays ?

La place Arjantin, Téhéran

B.H. : Non, je n’ai pas travaillé sur d’autres pays mais j’avais commencé à faire le travail que je fais en Iran en France et sur la France, notamment sur les Pyrénées. J’avais commencé des travaux de maîtrise sur cette zone et lorsque j’étais professeur à l’université de Pau dans le sud de la France, j’ai dirigé un institut de recherche sur les montagnes. Nous avons alors travaillé sur la géographie des Pyrénées, sur la question de relation aux cultures traditionnelles et de développement économique. J’ai réutilisé les méthodes et analyses dont je m’étais servi pour mes études sur les Pyrénées en Iran. Mais depuis 1978 et après la Révolution islamique qui est un événement exceptionnel, j’ai remarqué d’innombrables changements. L’Iran est un pays tellement vaste, intéressant et complexe qui bouge d’une telle manière que l’on n’a pas de temps de s’occuper d’autres choses. Je n’ai donc pas travaillé sur d’autres pays. L’Iran fait partie du monde islamique, et je me renseigne sur les questions de la société islamique pour comprendre l’Iran. L’Iran est situé dans le Moyen Orient, donc je connais un petit peu le Moyen Orient, je lis les livres de mes collègues et de mes amis français, anglais, américains, russes, allemands, iraniens ou arabes sur le monde arabe, sur le monde turc, etc. Je m’intéresse aux questions globales du monde et en tant que géographe, je regarde le monde bouger. Je suis allé participer à des colloques en Syrie, en Egypte et en Turquie, mais jamais pour y travailler où m’y établir. Par contre, moi et deux collègues faisons des études comparatives entre Téhéran, Istanbul et le Caire. Nous avons ici à Téhéran, en France et à Istanbul, organisé des séminaires consacrés à des comparaisons entre ces trois villes afin de dégager leurs ressemblances et similitudes ou au contraire, tenter de saisir en quoi elles se distinguent.

F.P. : Vous dites que l’Iran bouge, mais selon quel point de vue ?

B.H. : A tous points de vue. L’Iran bouge sur le plan géographique. Les gens viennent vers les villes, les villes se développent et donc la répartition de la population se modifie. A Téhéran, certains changements géographiques apparaissent entre le nord et le sud des banlieues. Mais aussi des changements de culture, parce que les gens sont beaucoup plus éduqués aujourd’hui. Presque tous les Iraniens savent désormais lire et écrire, alors qu’ils n’étaient que 30% il y a quarante ans. L’évolution de la démographie en Iran est également une révolution sociologique fondamentale. Une femme iranienne aujourd’hui a deux enfants en moyenne, alors que sa mère en avait en moyenne sept. C’est un changement extraordinaire de génération. Sans compter la politique, et tout le reste. L’Iran est un pays qui bouge à une vitesse bien plus grande que les pays voisins.

F.P. : Bien que votre domaine d’étude soit principalement la géographie, vous faites intervenir d’autres disciplines dont l’histoire, la culture, la politique et l’anthropologie dans vos recherches. Comment ce recours à l’interdisciplinarité a-t-il contribué à les enrichir ?

B.H. : Le géographe rencontre parfois le problème suivant : il pense que la géographie est une sorte de science sociale de synthèse. Toutes les données géographiques et même physiques sur le climat, la géologie, la botanique, la démographie, l’économie, la politique, la sociologie, la culture, tout ceci se passe à un endroit, par exemple Téhéran, et le géographe est conduit à utiliser fréquemment d’autres sciences sociales. Non pas des études détaillées mais davantage certaines de leurs données ou les résultats principaux des collègues travaillant dans différentes disciplines pour voir comment tout cela se mélange et s’articule sur un territoire comme l’Iran ou Téhéran. Par exemple, à Téhéran, combien de personnes habitent dans une maison, quelles sont les activités économiques, comment se déplacent les gens, quel est le niveau de pollution, comment est le paysage général… tous ces éléments doivent être combinés pour comprendre l’identité d’un quartier. Un géographe est en fait obligé de tenir compte de tout cela et de voir comment ces différentes données s’articulent. La géographie est donc amenée à utiliser les travaux des autres sciences sociales de façon massive, car c’est une science qui a pour but d’essayer de comprendre de manière juste les relations existant entres les différentes disciplines.

A.P. : Ne serait-ce pas une nouvelle approche de la géographie ?

B.H. : Il y a là lieu à débat. Beaucoup de géographes, surtout en Iran, où la géographie est conçue uniquement comme la science qui donne des noms aux lieux et parle des montagnes, des plaines et des rivières. Cela est évidemment la base. C’est la géographie d’Ibn Khaldoun ou d’Hérodote, il y a trois mille ans. La géographie consiste à expliquer pourquoi ici, ce n’est pas ailleurs. Ici, nous sommes en Iran, on n’est pas en France. Pourquoi ? Parce qu’il y a cinq mille kilomètres de différence, les femmes et les hommes sont différents... On étudie donc la géographie, c’est-à-dire que les hommes qui sont ici, sont différents, et pourquoi ils sont différents ? C’est parce qu’ils sont à cinquante kilomètres ou de l’autre côté de la rue. C’est ça la géographie. Ce n’est pas simplement désigner les montagnes, les plaines, etc., cela n’est qu’une partie de la géographie. L’essentiel est de voir quelle est la répartition de ces activités. Ce qui est fantastique dans une recherche géographique, c’est qu’elle étudie pourquoi moi ici, je suis différent de quelqu’un d’autre qui est un peu plus loin. Et on est ainsi amené d’une certaine manière à étudier la cohabitation entre les gens. Quand l’historien étudie quelqu’un qui a vécu il y a cent ans ou trois mille ans, il vous a légué un héritage. Un géographe étudie la cohabitation des gens qui sont vivants. C’est la science du dialogue, une science vivante qui montre comment les gens sur la terre sont en relations harmonieuses ou conflictuelles. Quand on voit qu’ici c’est l’Iran et là-bas la France, cela défini deux identités. On pourra ensuite s’interroger quant aux relations existantes entre les deux, comment elles s’articulent… La géographie étudie comment les hommes habitent ensemble. C’est la science de la cohabitation.

Panorama de Téhéran

A.P. : L’anthropologie y joue donc un grand rôle…

B.H. : L’anthropologie est la relation entre les hommes au niveau individuel ou collectif, mais d’un point de vue culturel, alors que la géographie parle de l’anthropologie aussi bien que de l’économie et de la politique et toutes les autres disciplines. Elle a donc une dimension plus englobante. Pour nous, le problème essentiel de la géographie est de voir dans quelle mesure il y a un groupe qui est dans un lieu donné, sur une terre donnée avec une identité particulière, parce que tout le monde n’est pas pareil. La géographie est la science des frontières. Ici je suis dans le nord de Téhéran, là je suis dans le sud de Téhéran. Qu’est-ce qui fait qu’ici c’est le nord de Téhéran et là-bas le sud ? Evidemment c’est la frontière. La frontière est quelquefois très floue, c’est parfois une zone très large…c’est de cela que traite la géographie.

F.P. : Pourriez-vous nous donnez quelques éléments de comparaison entre Téhéran et Paris ?

B.H. : D’abord les deux villes ont à peu près la même taille et la même structure géographique. C’est-à-dire que le cœur de Paris, Paris et la proche banlieue, rassemble environ 7 millions d’habitants, comme la ville de Téhéran et sa très proche banlieue. Cependant, la différence fondamentale réside dans l’histoire : Paris est une ville très ancienne alors que Téhéran est beaucoup plus récente. Les souverains iraniens, les shâhs d’Iran, se sont en général très peu intéressés à Téhéran, alors que Paris est demeuré un centre d’intérêt pour les rois de France. Il y existe une continuité historique. Au XIXe siècle l’essentiel de la ville a pris la forme qu’elle a aujourd’hui, à la suite de la politique de la ville supervisée par le Baron Haussmann. A Téhéran, ce ne fut pas le cas. Les shâhs qâdjârs ont mis beaucoup de temps à être des citadins, à habiter à Téhéran. Ils étaient un peu nomades, et habitaient à Soltânyeh qui est en montagne. Ils n’ont fondé la ville actuelle que très tard : ce fut sous Nassereddîn shâh que la ville commença à exister et que furent construits quelques bâtiments comme Shamsolémâreh ou le palais du Golestân. Sous les Pahlavis, les grands ministères et les grandes avenues furent créés par Rezâ shâh. Cependant, Mohammad Rezâ shâh Pahlavi, son fils, n’était pas du tout un urbaniste et ne s’est pas intéressé à l’architecture. On aurait pu croire au contraire que dans le sillage de sa politique de prestige, il aurait fait construire de magnifiques bâtiments et de grandes avenues. Le site de Téhéran est magnifique ; surtout lorsque l’on voit le paysage de l’Alborz et de Totchal en hiver quand il est blanc. C’est une grande scène de théâtre en pente douce vers le désert, avec les ruisseaux qui coulent du nord au sud et les grandes avenues d’arbres. Le site était bien plus beau que celui de Paris ou d’Ispahan. Malheureusement, la ville n’a pas bénéficié d’une réelle politique urbaine alors que Paris a bénéficié d’une volonté politique, d’une sorte de continuité de la politique urbaine qui a fait d’elle une ville millénaire au riche patrimoine historique. Ce ne fut pas le cas de Téhéran, étant donné que les souverains iraniens ont au cours de l’histoire élus plusieurs capitales dont Mashad, Tabriz, Ispahan, Shirâz, et Téhéran qui n’a donc pas cette continuité historique. Cela est un paradoxe dans un pays qui possède une très longue tradition historique, mais qui ne fut pas centrée sur Téhéran. Quant à moi, j’aime Téhéran, mais cela ne signifie pas que je suis d’accord avec certaines choses. Aimer c’est aussi être capable de dire "je ne suis pas d’accord". Mais j’aime Téhéran parce qu’il y a dans cette ville toute la synthèse de l’Iran. Tous les iraniens sont à Téhéran ; de Baloutchistan, d’Azerbaïdjan, de Khorasan et il y a certainement des Téhéranais ici. Il y a une dynamique extraordinaire dans cette ville et les contrastes sont très forts. A mon avis, c’est une belle ville surtout avec ses grandes avenues d’arbres, mais faute de la continuité historique dont je vous ai parlé, elle tend à perdre de sa beauté et certains de ces attraits.

A.P. : Qui sont les gens qui n’aiment pas Téhéran ? Sont-ils des gens de province ?

B.H. : Ce sont souvent les Téhéranais eux-mêmes ! En outre, beaucoup de gens s’intéressent à cette métropole. Mais en général ils n’aiment pas Téhéran en disant que c’est une ville surpeuplée, très polluée, etc. Il y a beaucoup de mécontentements, mais cette ville regorge aussi de belles choses. Vous avez des koutchehs (ruelles) et des rues extraordinaires, l’avenue Felestine est belle, Lâlehzâr est magnifique. Vous avez autour dans les vieux quartiers, par exemple près de la mosquée Sepahsâlâr ou bien à Shemirân, des ruelles qui sont extraordinaires. Et depuis la révolution islamique, il faut le dire, il y a eu une volonté de faire quelque chose pour Téhéran, de construire une politique de la ville sur le long terme. Mais une ville de 12 millions d’habitants ne peut changer à court terme, et il faudra sans doute plusieurs décennies pour juger des résultats.

A suivre…

 

Source: La revue de Teheran

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