Entretien avec Abdollah Kiae, maître calligraphe II

EB : Une même lettre peut se retrouver sous plusieurs formes. Il faut donc un œil aguerri pour lire les calligraphies et les comprendre… Ecrivez-vous toujours en nasta’ligh ? Parfois en hindi, ai-je vu. Faut-il parler la langue pour en faire sa calligraphie ?

AK : Comprendre la langue n’est pas nécessaire pour faire de la calligraphie. D’ailleurs, les Iraniens tout comme les Français traduisent mal le terme de calligraphie. Les uns comme les autres traduisent par « belle écriture ». En persan, on dit « khoshnevisi ». Or, ce sont deux modes de fonctionnement bien différents. Quelqu’un qui connaîtrait la langue persane serait probablement plus attiré par les aspects de la culture, de la littérature ou de la poésie que de l’art en lui-même. Cela peut compliquer le travail et rendre plus difficile le fait de se concentrer uniquement sur le trait. Par rapport à mes expériences personnelles, j’ai « appris » la calligraphie chinoise, bien que je ne sache pas le chinois. Je réalise également des commandes de calligraphie indienne, alors que mes connaissances en sanscrit et en hindi sont restreintes.

EB : On sent bien l’influence des autres régions du monde sur votre travail…

AK : Je revendique l’influence de toutes les calligraphies, notamment de la calligraphie extrême-orientale, et de la peinture abstraite. Quand j’utilise le pinceau, on remarque vite cette influence de l’Extrême-Orient. On la retrouve dans les proportions verticales sur l’espace. De plus, cette organisation de l’espace, de gauche à droite, vient de la calligraphie latine.

EB : « La calligraphie est un langage universel », pour reprendre vos propos. Néanmoins, chaque calligraphie a ses caractéristiques…

AK : Tout-à-fait. Sa musicalité silencieuse est universelle. Il s’agit d’une poésie virtuelle, d’une langue abstraite visuelle. C’est le trait et le geste. Nous pourrions faire un parallélisme avec l’expressionnisme abstrait qui a été développé dans les années 50 et se base sur le trait, le rythme et l’espace. C’est un aspect qui pourrait être plus longuement développé. Cependant, chacune d’entre elles a ses particularités. Le nasta’ligh est vraiment unique dans le monde de la calligraphie. C’est la synthèse de plus de 1 000 ans de recherches qui ont donné lieu à un équilibre entre la force et la souplesse dans un mouvement permanent. Son identité est unique. Quant au coufique, il présente une horizontalité et une verticalité. Cette même structure se retrouve dans les calligraphies hébraïque, devanagari (sanscrit) et tibétaine.

© A .Kiaie, l’une des œuvres réalisées lors d’une performance, mars 20108

EB : Quels sont les outils employés en calligraphie de par le monde ?

AK : Si l’on peut expliquer plusieurs sortes de calligraphies selon une même base, la différence se révélera dans l’instrument. En Iran par exemple, on utilise le calame, c’est-à-dire le roseau taillé, utilisé en Europe jusqu’au XIème siècle, tandis que les musulmans de Chine emploient le pinceau. Pour moi, cette différence procure une nouveauté visuelle. Utiliser le calame dans la tradition calligraphique persane, et plus largement arabo-musulmane, est une obligation. En cela, les musulmans de Chine représentent une exception forte intéressante puisqu’il y a là une combinaison de plusieurs influences. Le mot « calame » vient de « calamus », un mot d’origine grecque. Mais en tant qu’artiste, je peux exercer avec un bout de chiffon ou de bois et faire ainsi un clin d’œil à d’autres coutumes.

EB : Il existe une utilisation de la calligraphie dans l’art moderne iranien. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous déjà réalisé des œuvres d’art non calligraphiées ?

AK : Le graphisme actuel en Iran développe le siâhmashgh, un genre de la calligraphie persane mis en place depuis la fin du XVIe siècle. On franchit alors la visibilité ; on se base sur la qualité technique calligraphique : tissu, vibrations, rythme dans l’organisation de l’espace. C’est un langage visuel : ce n’est pas un art à lire. C’est pour cela qu’il touche d’autres civilisations.

EB : Existe-t-il un courant avant-gardiste dans la calligraphie en Iran ?

AK : C’est le courant « naqqâshi-khatt », « peinture calligraphique comme un mot ». Ce mouvement s’est développé en Iran, il y a maintenant environ 40 ans. Il propose des recherches picturales autour de l’écriture et de l’élément calligraphié, ce qui rassemble non seulement des calligraphes mais aussi des peintres. Il est allé chercher ses fondements au XVIIIe siècle. Nous pouvons faire le parallèle avec le courant artistique du lettrisme en Occident.

© A. Kiaie 2010, sans titre, acrylique sur toile, 50x40 cm

EB : Vous avez été, je crois, à l’origine de l’association Ductus qui a pour objectif de promouvoir les calligraphes iraniens en France. Pourriez-vous nous en parler davantage ?

AK : J’ai en effet été le cofondateur, en 1991, de l’association Ductus, une association qui a vocation de promouvoir la calligraphie du monde, puis en 2000, de l’association Calligraphis où je donne régulièrement des cours de calligraphie persane et des stages autour de la calligraphie en général, de la peinture et du graphisme.

EB : Trouvez-vous que la calligraphie persane est bien connue en France ?

AK : En France, différents problèmes existent. Dans l’Education nationale, la discipline de la calligraphie n’existe pas. De mon temps, en Iran, elle était enseignée à l’école. Lorsque cela passe par le vecteur de l’Education nationale, cela laisse des traces dans la culture nationale. D’une manière générale, la calligraphie en France s’organise autour de personnalités isolées et d’associations. C’est d’ailleurs un peu le désordre dans l’enseignement. Il faut faire très attention à trouver le bon maître, celui qui saura véritablement transmettre l’art du calame. En France, la calligraphie arabe est souvent au premier plan et tel un sous-titre se place la calligraphie persane. Chez les Anglo-saxons, c’est différent. Ils regroupent tout sous le terme de calligraphie arabo-musulmane, ce qui englobe celle du centre de l’Afrique jusqu’à celle des musulmans de Chine. Avec la création de Ductus et Calligraphis et d’autres activités (expositions, conférences, performances…), nous avons contribué à faire connaître davantage la calligraphie persane en France.

© A. Kiaie 2010, sans titre, encre sur papier, 23.5x7.5 cm

EB : Combien de temps peut prendre la réalisation d’une calligraphie ?

AK : Une œuvre calligraphique peut se réaliser en 5 ans comme en 10 secondes. Il s’agit d’un processus compliqué et mystérieux. Elle ne se constitue pas sur commande ou sur décret. Mais parfois, le problème peut se régler rapidement. On ne sait jamais comment cela va se dérouler.

EB : Ornez-vous parfois vos œuvres ? Les enluminez-vous ?

AK : L’enluminure est une branche de la miniature persane qui sert en effet à mettre la calligraphie en valeur. C’est un élément décoratif, faisant partie d’un ensemble cohérent, mais ce n’est pas l’élément majeur. Nous trouverons également la marge et les baguettes en bois de l’encadrement. Cet ensemble décoratif fait partie de la tradition. Personnellement, j’ai supprimé tout ce qui gênait l’œuvre en elle-même. L’élément calligraphique est un visuel plastique et valable dans une manière indépendante. Dans cette perspective, tout ce qui accompagne la calligraphie doit rester neutre.

© A. Kiaie 2009, sans titre, encre sur toile, 22x14 cm

EB : Comment devient-on calligraphe ?

AK : La calligraphie est une discipline que nous ne pouvons pas apprendre en autodidacte. Etre autodidacte signifie pouvoir maîtriser ses fautes. Or, c’est très difficile dans cet art. Il faut chercher quelqu’un qui puisse nous les montrer, nous former et nous transmettre la tradition. La transmission n’est pas un acte à prendre à la légère. Il est primordial d’avoir un maître qui lui-même a été formé par un autre maître. On trouve également beaucoup de références bibliographiques, très facilement accessibles en Iran. Mais d’une manière générale, la documentation n’a pas un rôle important dans l’apprentissage. Pour devenir calligraphe, l’environnement, notamment familial, est important. Comme dans toute discipline, il peut favoriser le développement d’une propension artistique. Mais c’est le travail fourni par l’individu qui prime avant tout. C’est valable dans toute discipline, et particulièrement dans la calligraphie. Je n’aime pas le terme d’« avancée » mais il s’agit néanmoins d’un processus lent et progressif qui est en marche. Tout se fait dans la persévérance et la continuité. D’ailleurs, en Iran, j’avais observé des classes de 25 personnes en début d’année scolaire qui se réduisaient, au cours de celle-ci, à 18 puis 10 élèves. Cet art nécessite un véritable investissement. En Iran, cela se structure en deux cours et en deux corrections par semaine ainsi qu’en un travail quotidien. En France, on la perçoit davantage comme un divertissement et on y vient une fois par semaine… Pourtant, tout comme la pratique musicale, il faut une certaine continuité dans le travail. Cela doit devenir un moment privilégié, le moment que l’on se donne pour découvrir un autre monde et se découvrir autrement. Si on cherche le plaisir, cela fonctionnera très bien. En revanche, chercher une quelconque rentabilité n’est pas de mise ici.

© A. Kiaie 2009, sans titre, encre sur toile, 24x18 cm

EB : Quels conseils donneriez-vous à des personnes qui apprennent cet art, qu’elles soient en Iran ou en France ?

AK : En réponse à la question précédente, nous avons parlé des particularités de l’apprentissage. Pour finir, je reviens sur l’essence de la calligraphie, un langage visuel qui dépasse les frontières linguistiques et joue sur la dimension émotionnelle. Il faut faire attention à cette idée reçue sur la calligraphie qui est de la relier à l’écriture ou au texte. J’insiste à nouveau sur les expressions souvent utilisées à son propos de « poésie visuelle » et de « musique silencieuse ».

EB : Je vous remercie pour cet échange.

AK : Je vous remercie également.

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