Entretien avec Abdollah Kiae, maître calligraphe I

Abdollah Kiaie est calligraphe. Il débute son apprentissage dès l’âge de 5 ans, aux côtés de son grand-père, et le consolide ensuite auprès du maître Amirkhâni. A Téhéran, il a travaillé comme calligraphe et graphiste pour la télévision iranienne et autres institutions. Arrivé en France en 1987, Abdollah Kiaie expose régulièrement ses œuvres lors de manifestations en France et à l’étranger. Son atelier se situe dans le Quartier Latin, à Paris. Il y exerce diverses activités, notamment la réalisation de commandes, l’animation de stages de formation et de conférences. Il est également consultant auprès d’agences de communication, de musées, de l’Education nationale ainsi qu’auprès de la Bibliothèque nationale.

 

Elodie Bernard : Comment s’élabore une œuvre calligraphique : est-ce d’abord une rencontre avec un texte que vous souhaitez ensuite traduire par une calligraphie ; ou vous représentez-vous une œuvre, dans votre esprit, et vous cherchez ensuite un texte, une ambiance littéraire (ou un rythme peut-être) qui correspondent à ce que vous souhaitez peindre ?

Abdollah Kiaie : Je souhaiterais commencer par expliquer ma conception de la calligraphie. Loin des versions traditionnelles, ce que je propose est une communication très directe entre une œuvre et un regard. Avant de vouloir raconter littéralement quelque chose, la calligraphie est un langage visuel. Le texte est un prétexte pour aller au-delà du texte, il perd son importance. On peut simplement calligraphier l’alphabet ou des fragments de lettre. D’où cette nette différence entre l’écriture et la calligraphie. L’écriture donne à lire ; la calligraphie donne à voir et ce, peu importe le texte. Traditionnellement, la calligraphie en Iran est en lien direct avec la poésie, la littérature. Mais elle est avant tout un moyen d’imagination et de la rêverie.

EB : L’œuvre se crée-t-elle d’elle-même ? Est-ce une inspiration mystique qui vous guide ?

AK : Elaborer une œuvre calligraphique, c’est vouloir donner quelque chose. Je sens que quelque chose est à dire. Ce quelque chose est mystérieux. L’élément qui déclenche ce processus peut être un oiseau qui s’envole, un texte qui éblouit… Je rêve et travaille avec mon imaginaire sur des lettres en nasta’ligh. C’est le trait qui parle par sa capacité plastique, sa danse, son mouvement, son rythme. Personnellement, mon travail se base sur l’improvisation. Ce besoin vous frappe, frappe à votre porte. Il est spontané. Cela peut engendrer une œuvre ou un travail préalable à une œuvre qui sera peut-être seulement repris six mois plus tard. Il n’y a pas de règle. Au début, je rêve sur des lettres. Une fois le travail de calame effectué, le résultat peut être tout-à-fait autre chose.

EB : Comment déterminer le style qui sera employé : à un style calligraphique correspond un type de textes (religieux ou poétiques) ? Ou cela dépend-il de la volonté de l’artiste ? Et employez-vous davantage l’un des styles ?

AK : Il existe toutes sortes de calligraphie qui ont évolué du XIVe au XVIIIe siècle en Iran. Il s’agit avant tout d’une communication écrite. A chaque style correspond une utilisation : le nasta’ligh concerne la poésie et la littérature, c’est la forme la plus répandue en Iran ; le coufique, l’architecture ; le divâni ou ta’ligh, l’administratif, c’est le style de la chancellerie ; enfin, le naskh et le sols (tholth) pour le texte religieux. 99% des Corans sont calligraphiés en naskh. Par ailleurs, il faut ajouter que le naskh fut à l’origine de la création de la typographie (c’est-à-dire des caractères imprimés) au Moyen-Orient, grâce sa morphologie « relativement » simple. Il y a bien entendu des raisons techniques à cela. Par exemple, le coufique a une certaine verticalité qui se prête davantage à l’architecture. En tant qu’enseignant, je pratique surtout le nasta’ligh. En tant qu’artiste, j’œuvre avec d’autres genres calligraphiques. Par un trait plus abstrait, on peut employer d’autres éléments picturaux et s’orienter vers la peinture abstraite.

© Photo : A. Aziz

EB : Il existe en quelque sorte une « grammaire » de la calligraphie. Ce sont des règles très précises qui structurent cet art. Pourriez-vous expliquer quelques règles, les plus courantes par exemple ?

AK : La calligraphie est un langage universel. Les mêmes règles s’appliquent partout, pour toutes les calligraphies du monde, qu’elles soient persane, chinoise, latine ou indienne. Son rôle consiste à amener des considérations esthétiques et techniques sur le trait. L’écriture perd son fonctionnement traditionnel ; elle sert à conduire le regard vers ces considérations. La règle majeure est donc de créer et de rendre cohérent tout un espace, avec des variations, des formes, des traits et des forces. En Iran comme en Chine, vous ne verrez jamais deux forces ou deux proportions identiques l’une à côté de l’autre. Sur le plan de la structure, la calligraphie propose un équilibre, une cohérence asymétrique, ce qui est sa particularité majeure et bien entendu universelle, et ce qui est, pour finir, applicable dans bien d’autres domaines.

© Photo : A. Aziz

EB : Une même lettre peut se retrouver sous plusieurs formes. Il faut donc un œil aguerri pour lire les calligraphies et les comprendre… Ecrivez-vous toujours en nasta’ligh ? Parfois en hindi, ai-je vu. Faut-il parler la langue pour en faire sa calligraphie ?

AK : Comprendre la langue n’est pas nécessaire pour faire de la calligraphie. D’ailleurs, les Iraniens tout comme les Français traduisent mal le terme de calligraphie. Les uns comme les autres traduisent par « belle écriture ». En persan, on dit « khoshnevisi ». Or, ce sont deux modes de fonctionnement bien différents. Quelqu’un qui connaîtrait la langue persane serait probablement plus attiré par les aspects de la culture, de la littérature ou de la poésie que de l’art en lui-même. Cela peut compliquer le travail et rendre plus difficile le fait de se concentrer uniquement sur le trait. Par rapport à mes expériences personnelles, j’ai « appris » la calligraphie chinoise, bien que je ne sache pas le chinois. Je réalise également des commandes de calligraphie indienne, alors que mes connaissances en sanscrit et en hindi sont restreintes.

EB : On sent bien l’influence des autres régions du monde sur votre travail…

AK : Je revendique l’influence de toutes les calligraphies, notamment de la calligraphie extrême-orientale, et de la peinture abstraite. Quand j’utilise le pinceau, on remarque vite cette influence de l’Extrême-Orient. On la retrouve dans les proportions verticales sur l’espace. De plus, cette organisation de l’espace, de gauche à droite, vient de la calligraphie latine.

© A. Kiaie 2007, sans titre, encre sur papier, 27.5x18.4 cm

EB : « La calligraphie est un langage universel », pour reprendre vos propos. Néanmoins, chaque calligraphie a ses caractéristiques…

AK : Tout-à-fait. Sa musicalité silencieuse est universelle. Il s’agit d’une poésie virtuelle, d’une langue abstraite visuelle. C’est le trait et le geste. Nous pourrions faire un parallélisme avec l’expressionnisme abstrait qui a été développé dans les années 50 et se base sur le trait, le rythme et l’espace. C’est un aspect qui pourrait être plus longuement développé. Cependant, chacune d’entre elles a ses particularités. Le nasta’ligh est vraiment unique dans le monde de la calligraphie. C’est la synthèse de plus de 1 000 ans de recherches qui ont donné lieu à un équilibre entre la force et la souplesse dans un mouvement permanent. Son identité est unique. Quant au coufique, il présente une horizontalité et une verticalité. Cette même structure se retrouve dans les calligraphies hébraïque, devanagari (sanscrit) et tibétaine.

© A .Kiaie, l’une des œuvres réalisées lors d’une performance, mars 20108

 

A suivre...

Source: La Revue de Teheran

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