Entretien avec l’écrivain et photographe Gérard Macé (III)

A.P. : Parce qu’il y a beaucoup de choses qui ont remplacé la littérature et l’écriture.

Ce que j’appelle la distraction généralisée. Ce que Guy Debord, philosophe situationniste des années soixante et soixante-dix, a appelé "la société du spectacle" et c’est lui qui a décrit le mieux la société vers laquelle on allait. Et nous y sommes. Et c’est aussi le sport par exemple, comme chez nous, qui a une place démesurée, folle, il y a une question de proportion.

A.H. : Puisque la littérature demande de la passion comme le sport, est-ce que ces vacances actuelles ne sont pas positives ?

Oui, je pense que ce n’est pas seulement un inconvénient. Pendant que d’autres sont occupés à se distraire avec la télévision, nous entretenons un feu, comme les Zoroastriens, un feu qui doit continuer d’être, qui est absolument indispensable.

A.H. : Vous réfutez le Nouveau Roman, mais vous êtes vous-même un explorateur ?

Oui, ah oui, je ne récuse pas du tout le fait de chercher, d’inventer, mais pas de cette façon. Je parle du Nouveau Roman parce que tout le monde le connaît, mais pendant le même temps, la même époque, il y avait un grand poète qui était Henri Michaux qui n’a rien à voir avec tout cela.

C’est un immense poète, quelqu’un que j’aime beaucoup, qui était à cent lieues du Nouveau Roman. Des poètes comme René Char ou Francis Ponge échappent à tout cela aussi.

A.H. : En fait, c’est de s’étiqueter "moderne" qui vous gêne ?

Oui, c’est de la vanité, et puis, c’est se restreindre, si on est réellement moderne. Ce n’est pas la peine de le dire, les autres s’en apercevront, mais l’idéal est d’être moderne et classique à la fois.

A.H. : Donc, nous avons aujourd’hui affaire à une littérature en … "fermentation" si j’ose dire ?

Oui, un peu mieux qu’en "fermentation", puisqu’il y a des gens de ma génération qui ont produit pas mal de livres maintenant.

A.H. : Vous avez dit que votre génération d’écrivains s’était retournée vers le XIXème siècle. Pourquoi ?

Oui, mais pas seulement, entre autres. Pour ce qui est de la littérature française, mais ce n’est pas vrai pour tout le monde. Quelqu’un comme Pascal Quignard dont j’ai parlé lit peu les écrivains du XIXème siècle mais c’est vrai que Flaubert, Baudelaire, etc. sont des références pour nous. Pourquoi ? Peut-être parce que nous sommes la dernière génération qui a reçu au lycée une éducation classique obligatoire avec les textes de Corneille, Molière, Racine, Fontaine, etc., et donc si on voulait avoir des curiosités personnelles, on allait voir un peu plus loin. Quand j’étais lycéen par exemple, on ne m’a pas enseigné la poésie à laquelle je me réfère, la poésie de la seconde moitié du XIXème siècle, ou les surréalistes. Il y avait donc l’attrait du neuf, de quelque chose qui n’était pas passée encore par le moule et le discours de l’enseignement. Cela donnait l’occasion de lectures plus personnelles.

Nous avons trouvé dans cette liberté une forme d’émancipation, et puis, sans doute aussi parce que les années s’entassant, le XIXème, en particulier pour la poésie et le roman, devient fondateur, fondateur de la modernité dont on parlait. Mais il y a aussi des retours aux textes classiques. Ce n’est pas "manichéen", j’emploie ce mot exprès ici, nous ne procédons pas par exclusion. Quignard a écrit sur La Bruyère, qui est un auteur du XVIIème. Moi, j’adore La Fontaine, j’écrirais peut-être quelque chose, quelques pages sur La Fontaine.

A.H. : Si vous aimez La Fontaine, vous allez surement aimer les fables iraniennes puisqu’elles sont l’une de ses sources.

Oui, je le sais bien. J’aime beaucoup cela mais j’aime aussi chez La Fontaine une pensée à l’œuvre. La Fontaine pense contre Descartes, en particulier en ce qui concerne le monde animal.

A.H. : Il a une pensée métaphorique ?

Pas seulement, il a une pensée philosophique, en particulier, qui va contre Descartes. C’est explicite. Il le dit. Il a un très beau texte sur la question dans Les Fables, qui s’appelle "Discours à Mme de la Sablière". C’est un texte qu’on lit peu, parce que ce n’est pas une fable aussi simple que beaucoup d’autres, là c’est tout à fait explicite.

A.P. : Vous avez précisé que vous avez quelque peu pratiqué l’écriture chinoise….

Oui, j’ai fait un peu de japonais également, parce que je suis beaucoup allé au Japon.

A.P. : Connaissez-vous l’écriture persane et avez-vous eu envie de la pratiquer ?

L’écriture persane, je la connais surtout à travers les œuvres d’art, la céramique, les objets sur lesquels il y a de l’écriture, les manuscrits anciens et, à Paris, il y en a beaucoup, dans les musées, les salles de vente, les livres, on a l’occasion de voir tout ça, le nasta’ligh, etc., je connais.

A.H. : Mais il ne s’agit pas d’idéogrammes.

Non, non, c’est une série calligraphique d’un alphabet. Vous savez, au fond, ce détour par une autre culture nous ramène souvent à la nôtre. C’est pour ça qu’il est si nécessaire. J’ai été frappé un jour par une exposition à Paris sur Soleyman le Magnifique. Il n’était pas iranien, mais peu importe. Soleyman est contemporain de François Ier et ils échangent des messages, et la calligraphie de Soleyman est magnifique mais la calligraphie de François Ier l’est également. C’est cet intérêt qui m’a fait apprécier aussi la calligraphie occidentale. J’ai toujours beaucoup aimé les manuscrits enluminés. Donc, pour revenir à l’écriture en Iran, ce qui m’intéresse énormément, c’est d’abord que c’est une écriture que vous avez emprunté. Je vous parlais du Japon il y a un instant. Le Japon a emprunté son écriture à la Chine, mais sa langue n’a rien à voir avec l’écriture chinoise. De même, ici, vous avez une écriture qui est un emprunt, pour une langue qui n’est pas du tout une langue arabe et qui appartient à un autre groupe linguistique.

A.H. : En réalité, peu de gens savent que l’écriture arabe est dérivée de l’écriture pehlevi. L’écriture arabe originelle était celle de Nadjd, région située en Syrie et Jordanie actuelles, et l’écriture du Nadjd était elle-même inspirée de l’écriture pehlevi. Puis l’écriture du Nadjd a été la base du kufique arabe et est revenue en Iran sous cette nouvelle forme.

Ce genre d’aller-retour est fréquent, comme le vocabulaire du français et de l’anglais. Alors, pour revenir à cette écriture, je me rends compte à quel point le monde iranien, et en particulier pour la littérature, les mathématiques et la philosophie et les sciences, a apporté au monde arabe. En Europe, tout cela est assimilé au monde arabe et on ne fait pas suffisamment la distinction entre ces deux mondes, iranien et arabe. Je suis à peu près persuadé que pour beaucoup de Français, Hâfez et Roumi appartiennent au domaine arabe. Ce n’est pas faux pour l’écriture mais c’est une vision très superficielle puisqu’il ne s’agit que de la transcription, la façon d’écrire, une histoire de scribes, mais finalement, ce n’est pas le même monde. C’est le même monde à travers l’islam évidemment, mais du point de vue de la civilisation, il faudrait les distinguer. Mais c’est difficile de faire entendre cela au loin.

A.H. : Comment peut-on dire "monde arabe" ? Est-ce qu’il s’agit d’une communauté linguistique ?

Vous savez bien qu’il y a d’énormes différences entre le Maghreb et le Mashregh. Il y a des mondes arabes, ce qui est le gros problème du monde arabe. C’est le problème, partout au monde, de constituer un groupe qui ait un minimum d’unité. C’est particulièrement vrai pour le monde arabe. Et puis, vous savez, en Europe, l’islam est une espèce de grand tout assimilé dans son ensemble au monde arabe. Il y a un islam asiatique qui est extrêmement important. Et il y a l’Afrique noire d’un autre côté.

A.H. : Une dernière question. Vous dites que votre séjour a été bref. Le bilan a-t-il toutefois été positif ?

Oui, je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer.

A.H : Merci beaucoup de nous avoir accordé votre temps et cet entretien.

 

La source: www.Teheran.ir

Ajouter votre commentaire

Image CAPTCHA