L’évaluation des élèves, de la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages

L’évaluation des élèves est au principe de la fabrication des classements, dont dépendent la réussite ou l’échec scolaires, qui commandent à leur tour l’orientation, la sélection ou la certification.

À cette logique traditionnelle s’oppose, depuis les années 1970, une logique de la régulation des apprentissages, l’évaluation devenant formative, dans le cadre d’une pédagogie différenciée.

Cette seconde logique reste encore marginale. Y a-t-il des raisons de penser qu’elle prendra un jour la place principale, que l’évaluation certificative en deviendra un simple corollaire, que les décisions d’orientation prolongeront les stratégies de différenciation ?

Pour aller dans ce sens, il faut passer d’une évaluation orientée vers la mesure à une évaluation orientée vers la régulation et la communication, mais aussi lier intimement didactique, différenciation de l’enseignement et observation formative. Cela ne va pas sans mettre en question le contrat pédagogique, la gestion de classe, les modes de communication entre enseignants et apprenants, la nature du curriculum et de l’excellence scolaire.

Ce livre tente d’explorer ces diverses facettes, dans une perspective systémique et sociologique.

Il n’adopte pas pour autant le point de vue de Sirius : l’évaluation est constamment reliée à la lutte contre l’échec scolaire, qui est le véritable enjeu et la principale raison de toute innovation en matière d’évaluation. Et les pratiques sont situées dans leur tension entre des modèles idéaux et les contraintes de l’organisation scolaire et de la vie quotidienne en classe.

Les deux logiques qui s’opposent sont condamnées à coexister. La seule véritable façon de les réconcilier est de fabriquer moins d’inégalités. De la sorte, la main droite de l’évaluateur n’aura plus à ignorer ce que fait sa main gauche.

L’évaluation n’est pas une torture médiévale. C’est une invention plus tardive, née avec les collèges aux environs du XVIIe siècle, devenue indissociable de l’enseignement de masse que nous connaissons depuis le XIXe siècle avec la scolarité obligatoire.

Y eut-il jamais, dans l’histoire de l’école, consensus sur la façon d’évaluer ou sur les niveaux d’exigence ? L’évaluation attise nécessairement les passions, puisqu’elle stigmatise l’ignorance des uns pour mieux célébrer l’excellence des autres. Lorsqu’ils revivent leurs souvenirs d’école, certains adultes associent l’évaluation à une expérience gratifiante, constructive, alors qu’elle évoque, pour d’autres, une suite d’humiliations. Devenus parents, les anciens élèves ont l’espoir ou la crainte de revivre les mêmes émotions à travers leurs enfants. Les enjeux de l’évaluation scolaire, dans le registre narcissique, dans celui des rapports sociaux aussi bien qu’en ce qui touche à ses conséquences (orientation, sélection, certification) sont trop grands pour qu’aucun système de notation ou d’examen puisse faire durablement l’unanimité. Il se trouve toujours quelqu’un pour dénoncer la sévérité ou le laxisme, l’arbitraire, l’incohérence ou le manque de transparence des procédures ou des critères d’évaluation. Ces critiques appellent invariablement un plaidoyer pour les classements, malgré leur imperfection, au nom du réalisme, de la formation des élites, du mérite, de la fatalité des inégalités…

Évaluer, c’est &endash; tôt ou tard &endash; créer des hiérarchies d’excellence, en fonction desquelles se décideront la progression dans le cursus, la sélection à l’entrée du secondaire, l’orientation vers divers types d’études, la certification avant l’entrée sur le marché du travail et souvent l’embauche. Évaluer, c’est aussi privilégier une façon d’être en classe et au monde, valoriser des formes et des normes d’excellence, définir un élève modèle, appliqué et docile pour les uns, imaginatif et autonome pour les autres… Comment, avec de tels enjeux, rêver d’un consensus sur la forme ou le contenu des examens ou de l’évaluation continue pratiquée en classe ?

Les débats d’aujourd’hui sont en outre liés à une nouvelle crise des valeurs, de la culture, du sens de l’école (Develay, 1996). On aurait cependant tort de croire qu’ils succèdent à l’âge d’or d’une évaluation triomphante et incontestée. Autour de la norme et des hiérarchies d’excellence, aucune société ne vit dans la sérénité et le consensus. La question est plutôt de savoir si chaque époque réinvente, à sa manière et dans son langage, les figures imposées d’un débat de toujours, ou s’il se passe aujourd’hui quelque chose de neuf. Englués dans le présent, nous avons toujours envie de croire que l’histoire bascule sous nos yeux. Les historiens nous enseignent, au contraire, que nous nous débattons dans des querelles presque rituelles, reprises de décennie en décennie, dans un langage juste assez novateur pour cacher la pérennité des positions et des oppositions. Que l’évaluation puisse aider l’élève à apprendre n’est pas une idée neuve. Depuis que l’école existe, des pédagogues se révoltent contre les notes et veulent mettre l’évaluation au service de l’élève plutôt que du système. On ne cesse de redécouvrir ces évidences, et chaque génération croit que " rien ne sera plus comme avant ". Ce qui n’empêche pas la suivante de suivre le même chemin et de connaître les mêmes désillusions.

Cela signifie que rien ne se transforme d’un jour à l’autre dans le monde scolaire, que les pesanteurs sont trop fortes, dans les structures, dans les textes et surtout dans les têtes, pour qu’une idée neuve puisse s’imposer rapidement. Le siècle qui s’achève a démontré la force d’inertie du système, par-delà les discours réformistes. Alors que tant de pédagogues ont cru faire définitivement le procès des notes, elles sont toujours là, et bien là, dans de nombreux systèmes scolaires. Alors que la dénonciation de l’indifférence aux différences (Bourdieu, 1966) s’étend depuis des décennies et s’accompagne de vibrants plaidoyers pour l’éducation sur mesure et les pédagogies différenciées, les enfants de même âge sont toujours astreints à suivre le même programme. Une vision pessimiste de l’histoire de l’école pourrait mettre l’accent sur l’immobilisme.

Pourtant, l’école change, lentement. La plupart des systèmes disent désormais vouloir favoriser une pédagogie différenciée et une plus forte individualisation des parcours de formation. L’évaluation évolue aussi. Les notes ont disparu dans certains degrés, dans certains types d’écoles… Parler d’évaluation formative n’est plus l’apanage de quelques Martiens. Peut-être passons-nous &endash; fort lentement &endash; de la mesure obsessionnelle de l’excellence à une observation formative, au service de la régulation des apprentissages. Toutefois, rien n’est joué !

Ce livre tente de donner à voir la complexité du problème, qui tient à la diversité des logiques à l’œuvre, à leurs antagonismes, au fait que l’évaluation est au cœur des contradictions du système éducatif, constamment à l’articulation de la sélection et de la formation, de la reconnaissance et de la négation des inégalités.

 Pour lire le livre : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_livres/php_evaluation.html#INTRO

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