« Genèse », exposition de Jean-Pierre Brigaudiot Musée d’art Contemporain d’Ispahan, 6 août – 6 septembre 2019

Poète et plasticien, Jean-Pierre Brigaudiot a organisé une exposition intitulée « Genèse », qui s’est tenue du 8 août au 6 septembre 2019 au Musée des arts contemporains d’Ispahan.

L’œuvre de M. Brigaudiot est à la croisée de la poésie, de la peinture, de la photo et de la vidéo. Dans ses œuvres, tout est dit et tout reste encore à dire [1], comme un palimpseste ouvert à l’homme. C’est en silence que nous pouvons bien les entendre. Elles nous invitent à compter les étoiles pour nous plonger dans un rêve infini, un rêve à la couleur de la rose.

À l’occasion de cette exposition, nous nous sommes entretenus sur divers sujets.

Monsieur Brigaudiot, pourquoi avez-vous décidé d’organiser cette exposition intitulée « Genèse » à Ispahan ?

C’est mon histoire, celle de ma première venue à Ispahan, invité par l’université d’art à prendre connaissance de ce qui s’y enseignait. C’était en 2001 et je pilotais une mission universitaire à la demande du ministère iranien. Dès lors, des liens chaleureux se sont noués avec Ispahan, ses professeurs, ses artistes et j’ai même organisé une exposition qui n’en était pas tout à fait une en ce même lieu qu’aujourd’hui ; ce n’était pas vraiment un musée et mes amis et moi avons juste accroché des œuvres durant quelques jours sans aucune médiatisation.

 

Dans la brochure qu’on nous a donnée à l’exposition, il est écrit que vos tableaux sont créés sous l’influence de l’art et de la culture persans, particulièrement l’art de la tuile.

Confirmez-vous cette affirmation ?

Oui, sur une longue durée, j’ai peu à peu acquis une connaissance des arts de la Perse d’hier et d’aujourd’hui, et j’aime toujours découvrir davantage ces arts, la miniature, l’art contemporain qui véhicule très souvent une mémoire des arts anciens, mais également les grandes cérémonies commémoratives comme par exemple, celle pour l’Imâm Hossein avec ces tentures d’un noir si profond. Certains de mes amis artistes travaillent avec le motif de la céramique telle qu’on la trouve à Ispahan, et cela m’a tenté de m’approprier certaines couleurs.

 

Et l’étoile pentagonale, pouvez-vous nous parler de ce motif itératif ?

C’est une autre chose encore. Au fil du temps, mon œuvre a pris une certaine dimension métaphysique avec, de façon sous-jacente, les mathématiques. Cela est vraiment devenu évident lorsque j’ai fait des tableaux fondés sur le comptage de zéro à… l’infini. Alors sont arrivées ces étoiles, celles que j’aime faire semblant de compter sans fin les nuits où je suis à la campagne. J’ai choisi un motif simple et courant, que l’on rencontre dans la vie de tous les jours mais également dans le Pop’art avec par exemple Jasper Johns ; bref, j’ai sorti ce motif du quotidien le plus banal et de ma culture artistique, donc un motif que je voulais neutre, si faire se peut.

D’un coup d’œil rapide, l’impression est que la Genèse n’est symbolisée que par le ciel et les étoiles. C’est alors même qu’on croyait que la Genèse s’était produite sur la terre.

J’ai depuis longtemps été sensible aux textes de la Genèse, je les trouve poétiques et j’aime cette manière de décrire la Création, avec une certaine emphase. Certes, il y a plusieurs interprétations quant à la création de l’univers et quant à celle de l’homme. Peu importe, je trouve dans la Genèse biblique un tremplin à mes rêves, ceux qui ressortent dans mon œuvre, car ce que je donne à voir se fonde sur sept poèmes que j’ai écrits sur le thème de la Genèse, ces sept poèmes sont seulement des rêveries et nullement des prises de positions théologiques.

 

L’un des poèmes écrit sur le thème de al Genèse pour l’exposition.
A droite : préface de l’exposition par Monsieur le professeur Jacques Cohen

Ces quelques grands tableaux qui sont faits d’assemblages, de déchirures, de collages, de bricolages, nous donnent l’idée des continents de la terre à l’heure de la genèse. Qu’en pensez-vous ?

Oui. Ces grands formats évoquent assez clairement cette déchirure de la nuit que raconte la Genèse, elle est ainsi une sorte de catastrophe, de rupture dans un ordre où régnait le néant. Par déchirures successives, par assemblages et réassemblages des formes, je reconstruis métaphoriquement un monde. Ces formes sont habitées par une infinité d’étoiles, par le noir le plus noir, celui de la nuit éternelle et par des couleurs que j’ai plus ou moins empruntées à l’iconographie et au motif ornemental persan.

 

Il y a un certain nombre de petits tableaux dont le motif paraît être mieux organisé que celui des collages de grands formats. Est-ce qu’il y a une pensée derrière le choix du nombre de ces tableaux ? Autrement dit, l’absence de l’un de ces tableaux nuirait-elle à l’ensemble de l’exposition ?

Non, le travail que je montre n’est pas pensé comme issu du nombre d’œuvres, il est avant tout un travail où le faire est une aventure, une expérience. L’œuvre advient de manière précaire, toujours en évolution, c’est un travail in process qui est tel que vous le voyez à Ispahan aujourd’hui mais qui n’est pas arrêté dans sa forme. Mon œuvre, dans sa quasi-totalité, poésie, peinture, installation, photo, est définitivement instable, en devenir, comme l’est notre vie inscrite dans le temps infini. Quant aux petits formats dont vous parlez, ce sont davantage des métaphores des paysages tels que nous les connaissons, entre ciels, terres et mers avec lignes d’horizon ou lignes de partage ; ici ce qui est terres émergées ou immergées est en quelque sorte un monde soumis à une pensée rationnelle, moins aventureuse, à un ordre géométrique, un monde premier et serein, en attente.

 

Peinture et collage," La Genèse", 2019.

Avez-vous écrit les sept poèmes récemment ? Dans quel recueil les avez-vous publiés, et pourquoi vous ne les avez pas mis en tableau ?

Ces 7 poèmes (les sept jours de la création) ont été écrits lorsque j’ai conçu mon projet pour le musée d’art contemporain d’Ispahan. Je travaille le plus souvent sur des thèmes que je définis moi-même et ces sept poèmes ont servi de tremplin à une création plastique, peinture et vidéo. Ils n’ont pas été publiés, ils apparaissent dans la vidéo et dans l’exposition, sont soit transférés sur les murs, soit imprimés dans une sorte de livre créée sur la proposition de Zarah Shirovi, une jeune artiste d’Ispahan qui a largement contribué au montage de cette exposition. Cette collaboration est importante car elle affirme l’idée que l’œuvre appartient à ceux qui l’approchent et peuvent ainsi y contribuer, tout comme le dialogue avec les visiteurs contribue à modifier mon regard sur ma propre œuvre. La poésie que j’écris actuellement, c’est-à-dire celle que j’ai écrite depuis une dizaine d’années, a tout d’abord fait son apparition dans mon œuvre plastique sous la forme de tableaux-poèmes ; je ne souhaitais alors pas vraiment la voir « enfermée » dans des livres, les écrire ainsi est pour moi une manière de les publier, autrement dit, et malgré leur unicité, de les rendre publics.

À part ces sept poèmes placés à l’entrée de la salle d’exposition, le nombre des tableaux de poèmes-peinture ou poèmes-images était restreint. Comment justifiez-vous cette réduction ?

Une exposition n’est pas nécessairement fondée sur un grand nombre d’œuvres, un seul petit tableau peut être à lui seul une merveilleuse exposition ; par exemple La liseuse de Vermeer de Delft serait pour moi et à elle seule une exposition aussi importante que ne pourraient le faire cent tableaux de Picasso. Ici, malgré une typographie choisie, ces sept poèmes cohabitent avec les peintures à la fois par leur forme visuelle et par leur chant (celui de leur lecture).

Dans un entretien, vous avez déjà parlé de la trace de la Bible dans votre travail artistique. Et maintenant votre exposition est intitulée « Genèse ». Comment le texte biblique vous a-t-il influencé, inspiré ?

J’ai évoqué cette question plus haut et j’ai dit que j’aime sincèrement le chant des mots de la Bible, cette emphase un peu archaïque et théâtrale, comme j’aime cette manière de conter l’avènement de l’homme sur la terre. Cela me rappelle sans nul doute les prêches entendus dans les grandes églises lorsque j’étais enfant, avec l’emphase de la parole de l’officiant.

L’un des poèmes écrit sur le thème de la Genèse pour l’exposition.

 

Les thèmes comme le silence, la nuit et le ciel sont répétés dans les poèmes autant que dans les peintures. Et vous avez fait allusion à l’impuissance des mots. Voulez-vous avancer l’idée de Le Clézio pour qui le silence est le silence de l’origine ?

Il y a tant à dire du monde et le monde a tant à nous dire, et seuls les mots sont impuissants à en dire la plus infime partie. Il y a le ressenti, le vécu du monde, bref tout ce que ne peut véhiculer la langue, même si la langue et en particulier la langue poétique, peut dire tant de choses terribles et merveilleuses.

 

Dans ce cas, vous allez à l’encontre de l’Évangile de Jean, pour qui « au commencement était le Verbe. Et le verbe était en Dieu ».

Cela dépend du commencement dont il est question ; ici, avec l’apôtre Jean, je crois qu’il s’agit du commencement lié à l’homme que Dieu dote de la parole. Or j’ai tendance à évoquer un autre commencement, un commencement en deçà du commencement.

 

D’un point de vue général, les lignes droites et brisées ainsi que les angles aigus et droits sont caractéristiques de vos tableaux. Mais dans un seul tableau, vous avez utilisé le cercle, comme un œil contemplant tous ces échanges entre le ciel et la terre.

Oui cela évoque le temps circulaire des rotations des planètes.

 

Et la vidéo, la voix qui scande en persan vos poèmes. Est-ce que c’est la même voix qui a lu jadis vos poèmes ? Quel était l’écho de l’emploi de ce médium chez les Iraniens ?

Non, ce n’est pas toujours la même voix, j’ai fait appel à différents lecteurs depuis que je produis de la poésie visuelle et sonore lancée dans l’espace-temps du cinéma. J’ai fait appel à des personnes proches, gens de théâtre, artistes ou lettrés sensibles à ma poésie.

La vidéo en tant que médium est reçue avec intérêt par un public restreint d’Iraniens qui visitent mes expositions. Et cela suffit, il ne s’agit pas d’un art populaire ou pire, populiste, mais d’une poésie très libre et toujours teintée de pensée métaphysique et philosophique, poésie qui se pense elle-même, s’invente et se réinvente au fur et à mesure qu’elle s’écrit. Il y a une réception intéressée de la part de certains visiteurs qui sont quelquefois touchés et émus par ma poésie ; ceux-ci me suffisent et me donnent de la joie. Actuellement, je mène un jeu d’écriture poétique avec un professeur iranien. Nous échangeons des poèmes, nous les modifions, nous les reprenons encore, c’est comme cela que j’aime faire le poète.

 

Capture d’écran, vidéo bilingue, "La Genèse" 2019.

Un des sept poèmes intitulé Genèse est présent sur l’un des murs de l’exposition, en français et en persan. D’abord, il convient de dire qu’il y avait certains accents dont la place n’était pas correcte du point de vue de l’orthographe. Nous voulons savoir si cela est voulu de votre part et si oui, s’il y a une pensée derrière. Ensuite, la traduction persane qui en était faite comportait une série de changements typographiques sur le plan de l’écriture des lettres et des ponctuations. Nous en avons discuté avec les personnes responsables de l’exposition, et nous nous sommes rendu compte que c’était fait sous votre propre direction et que cette "recréation persane" de votre poème était confirmée de votre part. Si c’est le cas, comment justifierez-vous les changements apportés dans la version persane ?

Ce n’est pas tout à fait ça. Ce que mes porte-paroles ont voulu dire c’est que ma poésie étant écrite en français, j’accepte qu’elle devienne autre lorsqu’elle est transposée en persan. Je fais appel à plusieurs traducteurs qui connaissent assez bien ma poésie et mon travail dans le champ des arts visuels et vont donc transposer, davantage que traduire, mes poèmes. J’accepte l’écart lorsque ma poésie débarque dans une autre langue, dans une autre culture, là où une traduction systématique n’aurait pas de sens. Quant aux fautes, je les savoure et les assume, la faute peut-être une création ! Ici la faute est acceptée, il n’y a pas de repentir – terme propre à la modification et à la reprise en peinture. De temps à autre il y a des fautes dans la traduction, d’autre fois, comme ici, ceux qui écrivent ou tapent mes poèmes en persan commettent quelques erreurs ou modifient la mise en page ; ici ceux qui se sont occupés de donner à voir ces poèmes ont joué avec les typographies et les mises en page et je trouve cela très bien, c’est une sorte de re-création.

 

Pour l’avenir, avez-vous l’idée de faire d’autres expositions en Iran ?

Oui, je souhaite continuer à travailler, à exposer, à fréquenter l’Iran, à échanger avec mes amis et artistes iraniens dans le contexte d’une culture si riche et si différente de la mienne. J’ai bien d’autres projets tant à Téhéran que dans certaines grandes villes du pays.

 

Source: La Revue de Teheran 

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