Entretien avec Charles-Henri de Fouchécour

Comptant parmi les plus éminents spécialistes européens de la langue et de la littérature persane classique, Charles-Henri de Fouchécour a enseigné à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) et est actuellement professeur émérite à Paris-III-Sorbonne Nouvelle. Il a également dirigé l’Institut Français de Recherche en Iran (IFRI) dans les années 1970 et a fondé en 1978 Abstracta Iranica, revue recensant périodiquement et de manière critique l’ensemble des travaux de recherche traitant de la culture ou de la civilisation iraniennes.

Il a récemment publié la première traduction commentée de l’ensemble du Divân ("recueil" en persan) de Hâfez , figure centrale de la poésie persane lyrique du XIVe siècle, en langue française. Alliant à la fois la beauté de la langue à la profondeur du sens, cette traduction vient combler un vide dans le domaine de la traduction des œuvres majeures de la poésie persane, tout en permettant à chacun, grâce à ses commentaires ouvrant de nombreuses pistes d’interprétation, d’en faire une lecture personnelle et profonde.

Il a notamment reçu le Prix Nelly Sachs de la Traduction de poésie en 2006 pour cet ouvrage. Lors d’un récent séjour en Iran, le Prix 2007 de la Bibliothèque Nationale d’Iran ainsi que la Médaille du Centre de Recherches d’études hâféziennes de Shiraz lui ont également été décernés. Nous l’avons rencontré avant son départ à l’occasion de l’une de ses conférences portant sur l’orientaliste Louis Massignon et son œuvre consacrée au mystique Mansûr Hallâj.

Pour commencer, pourriez-vous nous dire quelles sont, à votre avis, les principales sources qui auraient pu inspirer les œuvres de Hâfez ?

A mon avis, les œuvres de ’Attâr pourraient bien être l’une des sources de Hâfez. J’étudie actuellement ses œuvres et sa pensée et j’y retrouve certaines des influences que l’on remarque chez Hâfez. Je pense également que Nezâmi a inspiré Hâfez.

Que pensez-vous du rapport entre la raison, la foi et l’amour chez Hâfez ?

J’ai récemment approfondi mes recherches sur Hâfez et je suis arrivé au résultat suivant : dans sa pensée, l’amour est si important qu’il tire après lui la raison et la foi. Il les éclipse. Ainsi, l’amour est l’un des traits de l’être humain qui éclipse la raison et la foi.

Dans quelle mesure la pluralité de sens des poèmes de Hâfez peut aider le lecteur à découvrir des horizons sémantiques différents ?

Chaque persanophone peut consulter le sort à travers le recueil de poèmes de Hâfez et recevoir la réponse qu’il attendait dans les vers de son Divân, qu’il pourra interpréter de façon très personnelle. Cependant, l’ambiguïté et la pluralité de sens des poèmes de Hâfez ne va pas jusqu’à permettre n’importe quel décodage. Derrière tous les vers de Hâfez, il y a une structure identique qui persiste.

Quelle est cette structure selon vous ?

Le noyau original de la pensée de Hâfez repose sur cette idée qu’aux premiers temps de l’être, un pacte a été conclu entre l’homme et l’Aimé (yâr) ; l’homme a répondu à Dieu : "J’accepte que tu sois mon Ami et mon Bien-Aimé". Par conséquent, l’homme doit respecter cet accord et vivre selon ce pacte. Ensuite, après sa mort, il rendra sa vie à l’Ami. Quoi qu’il en soit, le Divân de Hâfez n’est pas très long, pourtant ses écrits sont tellement denses que personne ne peut prétendre avoir compris toute l’amplitude et la profondeur de sa pensée.

Quelle est l’attitude de Hâfez à l’égard de l’intégrisme et de la superstition pouvant être susceptible de menacer une société basée sur la religion ?

Hâfez a résisté aux soufis, ou plutôt aux "faux soufis" diffusant au nom de la religion l’intégrisme et la superstition. C’est avant tout à eux qu’Hâfez s’est opposé.

Quel accueil fait-on actuellement à l’œuvre de Hâfez en France et comment voyez-vous l’avenir des recherches et des études hâféziennes dans ce pays ?

Il est encore trop tôt pour répondre. La traduction française du Divân de Hâfez vient à peine d’être publiée, donc je ne peux pas juger. Les exemplaires de la première édition de cette traduction sont presque épuisés, il semble dès lors avoir été très bien accueilli. Cependant, il faut dire qu’en général, les Français préfèrent Sa’adi à Hâfez. Hâfez est difficile pour les Français, tandis qu’en Allemagne, c’est le contraire : les Allemands s’intéressent davantage à Hâfez.

Merci beaucoup de nous avoir accordé votre temps.

Je vous remercie également.

***

Couverture de la traduction du Divân de Hâfez, par Fouchécour

Discours de monsieur Charles-Henri de Fouchécour lors du congrès de commémoration des activités islamologiques de Louis Massignon, prononcé au Centre de Rédaction de la Grande Encyclopédie islamique le 25 juin 2007 :

L’originalité de l’œuvre de Louis Massignon réside dans la fermeté de sa structure et la cohésion de ses éléments. Louis Massignon, semblable en cela à tous les hommes de science, s’intéressait aux découvertes concernant son champ d’investigation, c’est-à-dire les origines du soufisme. Cet intérêt, loin de conduire à un travail désordonné, a poussé Louis Massignon à choisir l’étape la plus importante de l’histoire du soufisme des premiers siècles. Cette étape est la vie exceptionnelle d’un personnage représentatif de ces siècles premiers, le soufi Mansûr Hallâj.

Pour écrire la biographie de Hossein Mansûr Hallâj, il faut prendre en considération tous les détails de sa vie, ainsi, dans le chef d’œuvre de Massignon La Passion de Hallâj, l’on voit s’ébaucher l’histoire du soufisme et l’on peut dire que l’auteur, Louis Massignon, a posé les bases de toutes les investigations ultérieures dans le domaine de l’histoire du soufisme en composant cette œuvre sans pareil.

Il a tracé avec exactitude les limites de ses recherches ; contrairement à ses prédécesseurs, il a montré que les méthodes comparatives et l’influence des autres religions, à part l’islam, n’ont pas de place dans les recherches concernant l’origine du soufisme.

Massignon avait une large connaissance de l’histoire des religions qui existaient encore lors des premiers siècles de l’islam en Iran. Selon lui, le Coran est l’unique livre qui a inspiré le vocabulaire du soufisme ; il est la source principale du lexique mystique soufi. Ce vocabulaire comporte une nouvelle spiritualité.

Louis Massignon, chercheur expérimenté, a choisi la méthode qui convenait selon lui à son but. Le résultat de ses efforts a été un livre important, L’Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane. Son œuvre est un bon exemple d’historiographie. Il a tracé une nouvelle voie et nous savons tous qu’aucun guide n’est exempt d’erreurs. Il a étudié quelques personnages soufis, dont Ahmad Ghazâlî. Il n’a pas accordé suffisamment d’importance aux perceptions soufies et mystiques des prédécesseurs de Mansûr Hallâj.

Le second volume du livre La Passion de Hallâj s’intéresse à la tradition hallâjienne et le rayonnement de l’homme (shâhed) soufi, mais il n’a pas le même niveau que le Divân de Hâfez. Hâfez a réussi à donner, en trois vers, une vue d’ensemble de Hallâj.

Dans ces vers, Hâfez écrit "chante bien" et non pas "chanta bien", car la leçon de Hallâj est éternelle :

Tous ceux qui se trouvent pendus comme Mansûr à sa potence

Sont purifiés de leurs désirs,

Hâfez est chassé de l’audience [1].

Dans ce deuxième vers, on voit qu’il s’agit de la perfection : "ceux qui se trouvent pendus", c’est l’image matérielle de la perfection. "ceux qui comme Mansûr" est le sujet, c’est-à-dire qu’ils ont atteint la perfection alors qu’Hâfez est encore débutant.

Cet ami, qui exalta la potence,

Par sa mort, de révéler les mystères

Au public, il eu le tort [2]

Ici, deux mots sont importants : les mystères (asrâr) et la faute (jorm). Comme vous le voyez, Hâfez n’a pas utilisé la phrase "ana-l haqq" (je suis le Vrai) comme l’avait fait Hallâj. Son délit consistait en la révélation des mystères. Louis Massignon a montré que la phrase "je suis le Vrai" ne se trouve pas dans l’œuvre de Hallâj, pourtant cette phrase, dans la tradition hallâdjienne, est le résumé de sa pensée. Massignon a profondément étudié cette phrase. Il a étudié la signification du Vrai (Haqq) à l’époque de Hallâj, et la signification de la phrase "je suis le Vrai" (ana-l haqq) dans la tradition hallâjienne. Chez lui, il y a en effet une grande différence entre "le vrai" (haqq) et la vérité (haqîqat). La haqîqat est le secret de la nature de Dieu. Haqq est un des noms de Dieu et ce nom exprime une réalité visible : l’ordre et l’amour de Dieu.

Dans ce dernier vers, Hâfez évoque "les" mystères, et non "le" mystère, faisant ainsi allusion aux événements de la vie spirituelle. Louis Massignon a montré que dans l’œuvre de Testrî, l’un des contemporains de Hallâj, "le secret de Dieu" signifie "la nature de Dieu".

Dans un court mais remarquable essai, Houchang A’lam s’est penché sur la vie de Massignon et l’on voit ainsi que ce dernier ne faisait pas de distinction entre sa vie scientifique et sa vie personnelle. Bien qu’il ait été chercheur en sciences religieuses, il savait que la recherche sans expérimentation est impossible. Il savait que celui qui veut comprendre l’islam véridiquement doit le pratiquer, c’est-à-dire qu’il doit participer aux prières musulmanes au moins spirituellement, au fond de son cœur. Selon Massignon, sans cette expérience, sa recherche ne donnait pas de résultat.

Il est vrai que Louis Massignon avait des opinions extrêmes et négatives sur le chiisme ou la pensée d’Ibn ’Arabi, mais ce fut lui qui offrît la lithographie du Hikmat-ol-Ishrâq de Sohrawardî à Henry Corbin, qui à son tour mit en relief l’œuvre de Ruzbehân Baqlî Shîrâzî, ou encore fit connaître la bravoure de Salman le Pur (Salman Fârsî) ainsi que l’identité de Marie et de Fatima.

Source: La Revue de Teheran

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